Le Devenir révolutionnaire de la formation
- Business Science Institute
- 16 avr.
- 9 min de lecture

Loïck Roche Directeur Général Adjoint
Groupe Igensia Education
Former au-delà de l’employabilité
Si la formation ne devait répondre qu’à son objet – l’employabilité des apprenants et des apprenantes – elle ferait certainement quelque chose de tout à fait utile mais elle passerait à côté de l’essentiel.
Alors quel est cet essentiel ?
Cet essentiel, c’est un au-delà de la formation. Un au-delà de la « seule » employabilité. Une employabilité, c’est entendu, non discutable mais qui, désormais, doit être considérée comme un basique et non plus comme une fin en soi.
Cet essentiel, donc, c’est faire que les apprenants et les apprenants, une fois formés, une fois devenus professionnels, puissent avoir un impact positif – par leur exemple, par une incarnation chaque jour à leur manière, une posture, une intelligence émotionnelle, des gestes, une approche des problèmes... Qu’en quelque sorte, à leur tour, ils puissent avoir une action de formation vis-à-vis des personnes avec qui ils vont travailler, avec qui ils vont interagir au quotidien.
Comprendre, dès lors, que toute formation doit intégrer un mouvement de déterritorialisation.
Oui, comme toute action de formation doit ouvrir à de nouveaux territoires, toute formation doit, dans un système de singularités, instruire un devenir commun. Et même, un devenir... révolutionnaire !
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Former, c’est aussi savoir s’effacer
Pour autant, « avant de faire la révolution », les formateurs, les formatrices, doivent se garder du risque de toute-puissance. Les formateurs, les formatrices, en effet, doivent intégrer ce qui doit devenir une évidence : le but de la formation, c’est la cessation de la formation ! Une formation qui est donc à voir comme, à la fois, cessation et avenir... révolutionnaire.
C’est-à-dire qu’à un moment donné, parce que la formation doit aussi ambitionner de rendre libre – i.e. faire en sorte que les apprenantes, que les apprenants, soient en capacité de libérer leur propre puissance – le formateur, la formatrice, doit savoir s’empêcher.
Limiter sa toute-puissance, c’est reconnaître ses zones d’impuissance – toute-puissance et impuissance étant les deux faces d’une même pièce... démonétisée. S’il faut toucher du doigt cette idée, ce qu’il faut comprendre, par exemple, dans le cas d’une formation au management, c’est qu’on ne change pas. Qu’il ne faut donc pas ambitionner le changement des personnes. Mais, si on ne change pas – et on est là alors dans ses zones de vraie puissance – on peut faire mieux avec ce que l’on est.
La visée d’une formation – pour poursuivre avec l’exemple de la formation au management – ce n’est donc pas le changement des personnes mais la capacité à faire mieux avec ce qu’elles sont et, donc, à s’inscrire dans une démarche de progrès. Remarquons, à ce propos, que la notion de savoir-être est plutôt bien vue : en effet, il ne s’agit pas d’être, mais bien, et déjà, de savoir... être.
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Transmettre ne passe pas par le discours seul
Avant même de s’empêcher, avant même de limiter sa toute-puissance, le formateur, la formatrice, doit se questionner. Qu’est-ce que je porte ? Qu’est-ce que je veux transmettre ? Et comment, alors, le transmettre ? Et ce, dans un alignement avec ce qu’est l’entreprise, avec ce qu’il ou elle porte : avec ses vibrations, sa raison d’être, sa mission, sa vision, mais aussi avec soi-même, dans son rapport au travail, avec son désir, avec ce qu’il ou elle est.
Ce qui veut dire, en tant que formateur, en tant que formatrice, travailler sur son propre alignement ou réalignement. En effet, si l’on veut transmettre quelque chose, et déjà de l’énergie – si l’on considère que les entreprises, que les organisations performantes sont celles qui fabriquent de l’énergie tous les jours (Alexandre Croibier, Kohé Consultants), encore faut-il que l’on soit suffisamment habité, encore faut-il que l’on soit, soi-même, porteur de beaucoup d’énergie !
Se pose après la question du comment. Comment faire passer ce que je porte ? Pour poursuivre sur l’exemple de la formation au management – support, ici, de notre réflexion – comprendre, et il faut l’entendre, que rien ne passe, ou vraiment pas grand-chose,par le sujet-verbe-complément. Et sûrement pas de l’énergie.
Autrement dit, toujours, ce qui parle à la tête cela ne parle pas ! « Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération » (Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882).
Autrement dit, encore, si on veut transférer de l’énergie, si on veut mettre des personnes en action, en mouvement, si on veut les rendre actrices de leur propre développement, de leur propre formation – toutes et tous nous nous accordons pour dire que c’est bien là le Graal – eh bien, cela doit passer par les corps, cela doit passer avec ce qui fait vérité, à tout le moins avec ce qui s’en approche, ce avec quoi on ne peut pas tricher !
Aussi, ce n’est plus moi qui dois parler, mais mon corps. Et, à travers mon corps, ce que je suis, ce que je porte.
Pour faire court, et j’en finis là, promis, « ce qui pense, ce n’est pas la tête, c’est le corps ! » (Etienne Klein).
Une formation est d’abord un rapport physique, presque animal
Une formation, ce ne sont donc pas, du moins dans un premier temps, des cerveaux connectés à d’autres cerveaux. Former ce n’est pas évangéliser. Pour tout dire, au commencement de la formation n’est pas le verbe ! Une formation, c’est d’abord affaire de corps-à-corps, des corps connectés à d’autres corps. Une formation, c’est d’abord un rapport animal !
Pourquoi un rapport animal ? Parce que c’est quelque chose qui a plus à voir – au moins dans un premier temps – avec la relation physique, avec les ressentis, avec les émotions, qu’avec la relation intellectuelle.
Pourquoi encore un rapport animal ? Parce qu’on doit donner, et physiquement ! Parce qu’il faut être prêt à y laisser quelque chose. Ainsi, comme un enseignant doit en-saigner, au moins un peu, eh bien, un formateur – pour reprendre un mot de Gilles Deleuze – doit laisser de sa peau, au moins un peu ! « Enfanter nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de fatalité » (Nietzsche).
Laisser physiquement quelque chose de soi, c’est de l’ordre du sacrificiel, c’est de l’ordre du sacré.
Oui, il y a du sacré dans la formation !
Ainsi, je ne peux pas, par exemple, raconter de belles choses sur tel ou tel sujet si je ne suis pas profondément habité par ce que je raconte, si je ne le vis pas, si je ne suis pas bouleversé par quelque chose qui me raconte, et déjà à moi, quelque chose. Pour que cela fonctionne, il faut que quelque chose, justement, passe entre les apprenantes, les apprenants, et le formateur ou la formatrice. Il faut une différence de potentiel, il faut un éclair, quelque chose de l’ordre du désir.
En tant que formateur, en tant que formatrice, ce qui se joue – et je le répète à dessein – c’est réussir à dépasser l’utile – à savoir, ce qui est déjà « pas mal », dire ce qu’on fait ou, mieux encore, faire ce qu’on dit – pour toucher à l’essentiel : Être ce qu’on dit, Être ce qu’on fait.
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Toucher à l’impensé : une formation comme devenir révolutionnaire
Ce qui est vrai pour la formatrice, pour le formateur, est vrai pour l’apprenante, pour l’apprenant. S’il n’éprouve pas, s’il n’accède pas à sa vérité, s’il ne ressent pas une perturbation, une émotion, une interrogation profonde, quelque chose qui le bouge au moins un peu... il y a peu de chance, une fois retombés les quelques effets immédiats (et encore, lorsqu’il y en a) de la formation, qu’il en fasse véritablement quelque chose dans l’après-coup de la formation.
Dit autrement, si les formés ne sortent pas d’une formation ou n’ont pas été – à un moment donné au moins – un peu bouleversés, s’ils n’ont pas ressenti des émotions, si on ne réussit pas à fendre, là encore au moins un peu, les crânes, si on n’est pas un lanceur de percepts, alors il n’est pas certain que la formation puisse, en totalité, atteindre ses objectifs.
Comprendre qu’on accède à la compréhension que par l’émotion (Laurent Terzieff) ; que l’on apprend d’abord à sentir, et seulement après que l’on apprend à penser (Albert Camus). Les neurosciences, aujourd’hui, ne disent pas autre chose : si on ne sent pas, on ne comprend rien !
Comme nous l’avons vu avec Nietzsche, seule l’expérimentation, seule la connaissance empirique sont des connaissances valables. Il nous faut d’abord comprendre les choses de manière subjective (c’est la phase du ressenti) et, après seulement, les comprendre de façon plus objective (c’est la phase d’élucidation). Ce qu’il faut, c’est réussir à passer des percepts aux concepts. Là où le corps et l’esprit ne doivent plus faire qu’un. Et, dans le même temps, le plus difficile, organiser une pensée en mouvement.
Organiser une pensée en mouvement, cela veut dire créer des « déterritorialisations » (Deleuze) ; « des excavations de la pensée ; des implosions, des explosions ; des constructions, des déconstructions » (Derrida).
Une formation – et nous y revenons – c’est un devenir, un devenir révolutionnaire. C’est-à-dire –quelque chose qui doit apprivoiser de l’impensé. De l’impensé, au sens littéral du terme ; c’est-à-dire quelque chose qui, jusque-là, n’avait jamais été pensé.
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Les différents temps d’une formation ?
Le premier temps, c’est le temps de la préparation. Il faut préparer, beaucoup préparer, « pas seulement pour maîtriser la formation en tant que telle, mais pour arriver à un point où l’on va parler des choses avec enthousiasme » (Deleuze). Et cela ne peut se faire, comme on l’a vu, que si l’on porte quelque chose en soi. Que si l’on a, au sens propre du terme, quelque chose à dire et à donner. Quelque chose à mettre en gage (c’est là d’ailleurs l’étymologie de l’engagement). Ce que je veux faire passer, jusqu’à en-saigner, jusqu’à y laisser, comme nous l’avons vu, un peu de sa peau.
Ce qui fait beaucoup, entre un bon formateur et un autre formateur, entre une bonne formatrice et une autre formatrice, c’est bien cette capacité à donner quelque chose de soi. « Il faut avoir une grande musique en soi si on veut faire danser la vie » (Nietzsche).
Parler des choses avec enthousiasme, cela veut dire qu’il faut trouver intéressant ce qu’on dit – ce qui ne veut pas dire se trouver soi intéressant (Deleuze). Il faut trouver la formation que l’on traite, la formation que l’on brasse – j’ajouterais que l’on embrasse – tout à fait passionnante.
Le deuxième temps, c’est le temps de la répétition. Il faut beaucoup répéter. Beaucoup répéter, cela veut dire multiplier le nombre de formations du même type (mais avec différents publics, dans différents contextes...).
Le troisième temps, c’est le temps de l’inspiration, c’est le temps où je vais, par exemple, relier deux idées, jusque-là, toujours séparées.
Baisser la garde, oser faire le vide, s’ouvrir à l’inconnu, à sa part d’innocence, aux transgressions et irruptions de l’inconscient. Penser en parlant, penser comme l’eau coule, créer alors de nouveaux agencements. « L’inconscient n’est pas un théâtre ou Hamlet et Œdipe rejouent toujours la même pièce éternellement. C’est une usine, c’est de la production. L’inconscient produit » (Guattari).
Le quatrième temps, c’est ce moment de suspension quand les apprenantes et les apprenants, devenus alors bien davantage des participantes et des participants – se font co-auteurs d’une pensée, d’une intelligence générative, désormais en mouvement.
Ce moment où, grâce aux participantes, grâce aux participants, parfois même dans le bruit du silence, je vais réussir à « me mettre dans leurs plis comme le surfeur se met dans la vague » (Deleuze).
On expérimente alors que la formation, dans sa destination, pour adapter un mot de Jacques Lacan, c’est là où ça (Ça !) arrive.
Comprendre qu’une formation n’est pas faite pour être comprise, mais pour pouvoir s’en servir.
Ce qui veut dire aussi que toute formation est toujours unique : dans sa destination, mais aussi, par rapport à ce que vous Êtes, votre profil, ce qui vous a fondé..., vos références culturelles pour éclairer le domaine travaillé... ; et donc, la répétition est volontaire, « là où ça arrive ! »
Le formateur, la formatrice, ne doit jamais être un répétiteur ! En regard d’un « conducteur », le formateur, la formatrice, doit être encouragé à s’autoriser de lui-même.
Preuve s’il en était que la formation – dans sa pédagogie – ne doit jamais être considérée comme une lointaine province conquise.
Le devenir révolutionnaire de la formation, encore et toujours ? Aller plus loin que ce qui était prévu de dire. « Comme le sculpteur sur bois ne devient sculpteur que le jour où il rencontre un nœud », il faut être dans le creusement de la pensée elle-même. C’est lorsque l’on accueille de l’impensé que l’on commence à penser ! À la connaissance du formateur, à la connaissance de la formatrice, doit succéder une co-naissance, fruit du travail entre le formateur ou la formatrice, les participants et les participantes.
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Un point encore : à quoi peut-on reconnaître qu’une formation peut être réussie ?
À l’énergie fabriquée. Ce que Georges Snyders appelait la joie. L’énergie, la joie, comme juges de paix ! Une énergie qui fait ouverture et possibilités à d’autres énergies ; une joie qui fait ouverture et possibilités à d’autres joies,
« On éprouve de la joie [on crée de l’énergie] quand on remplit une puissance, quand on effectue une œuvre puissante. Je conquiers un morceau de couleur, j’entre un peu dans la couleur, c’est ça effectuer une puissance » (Deleuze).
Lu sur Cairn.info : « Pour qu’une pédagogie soit efficace, il faut qu’elle coïncide avec le désir des participantes, des participants ». « Comprendre que cela les aide à les faire grandir pour construire la vie professionnelle désirée », ce qui est utile, pour, à leur tour, transmettre de la joie, de l’énergie, ce qui est essentiel.
Une bonne formation, c’est du magma, c’est de la lave, du mouvement, du musical. C’est de l’émotion ! C’est autant d’émotion que d’intelligence. Réussir une formation : c’est être heureux, ce qui est utile, mais de façon non égoïste, ce qui est essentiel. Sinon, ça ne veut rien dire !
Découvrir la conférence de Loïck Roche en conclusion du séminaire international de printemps du Buiness Science Institute (27 & 28 mars 2025)