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Des réseaux aux rhizomes

Dernière mise à jour : 20 sept.

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Jean-Philippe DENIS*

Professeur des universités, agrégé des facultés

Université Paris-Saclay

RITM, IQSOG


*Directeur de l'Executive DBA Paris-Saclay / Business Science Institute





Le concept de "réseau" a prospéré dans la littérature scientifique de management parce qu’il rassure. Il promet un dessin du monde fait de nœuds et de liens, une carte où l’on repère les centralités, où l’on compte les connexions, où l’on croit mesurer la force à l’aune de la visibilité. Cette image convient aux organigrammes fluidifiés comme aux plateformes d’intermédiation : elle dit la circulation, elle suggère la coopération, elle finit par pouvoir être pensée dans les termes même de la gouvernance (Castells, 2010).


Mais le réseau, à force de rendre le lien lisible, expose celles et ceux qui y tiennent. Il suppose des reconnaissances mutuelles et des loyautés déclarées. Il fabrique des dépendances réciproques et des effets de vitrine. On finit par confondre la carte et le territoire, la densité des lignes et la puissance effective. C’est ici que l’opposition de Deleuze et Guattari (1972, 1980) à la figure de l’arbre retrouve sa portée : une autre logique est disponible pour penser l’action collective.


Pourquoi le réseau a dominé


Le réseau s’est imposé parce qu’il est mesurable. Il convertit des relations en données, des proximités en métriques, des interactions en indicateurs. Les sciences sociales y ont trouvé une grammaire opérationnelle ; les entreprises, un langage commun entre chercheurs, décideurs et ingénieurs. La promesse était simple : décrire les structures, optimiser les flux, repérer les points de passage. À l’ère des graphes calculables, la visualisation a servi de preuve, et la preuve de protocole.


Le réseau s’est imposé aussi parce qu’il est gouvernable. Il autorise des politiques de hub, de courtage, de mise en relation. Il valorise les ponts entre mondes, l’accès aux trous structuraux, la force des liens faibles. Il donne aux directions un outillage pour agir sans réécrire les institutions : on réorganise les circulations, on récompense les courtiers, on stimule les communautés. La cartographie devient une technique d’intervention.


Enfin, le réseau a prospéré parce qu’il raconte une histoire séduisante. Ni pure hiérarchie, ni pure anarchie : une forme intermédiaire qui promet la fluidité sans la rupture. En apparence, tout le monde gagne : plus de connexions, plus d’idées, plus d’opportunités. Le récit est puissant, et l’a été d’autant plus qu’il s’accordait avec les imaginaires numériques.


Les limites de la cartographie en réseau


La première limite tient à la performativité des images. À force de viser la centralité, on sur-expose ce qui devrait rester discret. Les hubs deviennent des points d’attaque autant que des ressources. La robustesse réelle dépend moins du nombre de liens que de la qualité des raccords, des interfaces, des seuils. Or ces éléments excèdent la métrique.


La seconde limite tient à la confusion entre circulation et puissance. Le fait de relier n’épuise pas l’art de composer. L’obsession du lien fait oublier l’agencement : ce qui permet à des éléments hétérogènes de tenir ensemble sans s’absorber. Une connexion n’est pas un usage ; un graphe n’est pas une pratique. Sans travail d’interface, les liens s’additionnent sans transformer.


La troisième limite tient au coût politique de la visibilité. Un réseau bien cartographié est un réseau gouvernable, donc captable. À mesure que l’architecture devient lisible, elle devient appropriable par des acteurs capables d’imposer leurs intérêts. L’exigence d’exposition se retourne alors contre la liberté d’agir.


Penser et agir en rhizomes


Le rhizome ne s’ajoute pas au réseau : il déplace le plan. Ni racine unique, ni sommet, ni centre. Une multiplicité qui se compose par voisinages et reprises. Ici, ce qui compte n’est pas la taille des nœuds, mais la qualité des prises. L’agencement devient la notion décisive : un ensemble hétérogène qui "prend" parce qu’il fonctionne. On fait la carte en avançant ; on relie ce qui ne se parlait pas ; on trace des lignes de fuite puis on les stabilise en usages. La force passe par les interfaces qui convertissent la production en réception, la mémoire en action, l’intention en effet.


Penser en rhizome, c’est préférer les passages aux positions. On y entre par un point, on en sort par un autre, on y revient autrement. Rien n’y est figé, tout y est réversible, non par caprice mais par méthode. Déterritorialiser et reterritorialiser : quitter une forme, en inventer une autre, accepter qu’elle devienne à son tour provisoire. La stratégie cesse d’être un art de la place pour devenir une pratique de la composition. Le calcul porte sur des seuils et des tempos, sur des raccords plutôt que sur des rangs.


Penser en rhizome exige enfin une discipline. La discrétion n’est pas l’indétermination. Un agencement qui dure ne tient pas par invocation, mais par soin. Indexer une mémoire, préciser un format, ouvrir un seuil, fermer une porte : autant de gestes d’entretien qui échappent aux graphes mais décident des effets. On sait qu’un agencement a compté quand il continue d’opérer sans avoir besoin d’être nommé.



Références


Castells, M. (2010). The rise of the network society (2nd ed.). Wiley-Blackwell. https://doi.org/10.1002/9781444319514


Deleuze, G., & Guattari F. (1972). L’Anti-Œdipe (Capitalisme et schizophrénie). Paris: Les éditions de Minuit. URL: https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Capitalisme_et_schizophrénie_1___L’Anti_oedipe-2013-1-1-0-1.html


Deleuze, G., & Guattari F. (1980). Mille Plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2). Paris: Les éditions de Minuit. URL: https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Capitalisme_et_schizophrénie_2___Mille_plateaux-2015-1-1-0-1.html



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